L’éducation est considérée comme un droit, reconnu comme tel par plusieurs traités internationaux. C’est pour cela que l’enseignement relève en général du service public, financé et organisé par l’Etat. Censé être gratuit ou au moins accessible à toustes, les facteurs financiers peuvent en réalité avoir un impact - négatif - important sur le cours des études des citoyens, et donc affecter leur exercice du droit à l’éducation. On pense bien sûr à tous les étudiants et élèves défavorisés. Mais la privatisation cachée de notre système éducatif est une menace insidieuse et systémique dont on ne parle pas assez. Pour décortiquer tout ça, Parresia vous convie à un périple au coeur des méandres du service public, entre financement, appel d’offres et évaluation. Pour mieux vous y retrouver, on vous invite à repérer dans le texte les mots-clés surlignés en gras. Parce que Parresia aime la pédagogie, surtout si elle est accessible à toustes.

En Belgique comme ailleurs, il y’a bien des difficultés qui forment un obstacle au rêve d’un enseignement gratuit, de qualité et public. Tout se joue très tôt dans l’enseignement secondaire : être inscrit dans un établissement doté des moyens d’offrir un apprentissage correct, disposer d’une chambre pour étudier, de parents ayant les ressources pour suivre et aider l’enfant à faire son travail… Ce dernier point s’avère crucial, et il est peut-être celui qui stresse le plus les parents. En principe, passer ses journées à l’école, satisfaire à “l’obligation scolaire” devrait être suffisant pour réussir. Pour plusieurs raisons, ce n’est pas le cas, et certaines écoles offrent même des séances d’études après les cours, qui sont payantes.

Mais en réalité, le soutien scolaire est un service très recherché par les parents et est à ce titre devenu un marché fort lucratif. Il y’a bien les écoles de devoir, gratuites, mais elles se heurtent aux même difficultés que les écoles, avec un financement compliqué pour le secteur associatif, un manque de personnel qualifié… Dans l’enseignement supérieur, les difficultés sont de même type et s’intensifient. Même s’il y’a les bourses, il faut payer un minerval pour s’inscrire, beaucoup d’étudiants doivent occuper un job étudiant voire même choisir leurs options ou leurs études en fonction de la possibilité d’y insérer leurs horaires de travail… Le soutien scolaire a aussi beaucoup de succès chez les étudiants du supérieur : certains doivent rattraper des années de “retard” accumulé dans le secondaire, d’autres veulent un accompagnement supplémentaire dans les matières qui sont leur point faible… L’offre de cours privés intéresse autant les étudiants précaires que favorisés, mais la quantité de soutien que l’un ou l’autre pourra s’offrir n’est évidemment pas la même, et les chances de réussite en seront logiquement affectées.

En matière d’enseignement, cependant, le secteur privé n’agit pas uniquement comme compensation des défaillances du service public, il peut aussi s’inviter dans la fondation même de l’école. **

McKinsey au secours de l’université

En 2016, l’Université Libre de Bruxelles (U.L.B.) avait projeté de monter un partenariat avec la société de conseil McKinsey pour financer la construction d’un nouveau bâtiment dans le campus universitaire de La Plaine. L’idée était de construire le bâtiment, puis de le louer à McKinsey pendant 20 années, au termes desquelles les dépenses auraient été remboursées par l’ULB, qui se retrouverait donc propriétaire de nouveaux locaux (vieux de 20 ans, certes) sans avoir rien déboursé. Cela avait entraîné une grande polémique car la société McKinsey est vue comme l’un des représentants du néo-libéralisme. Son implantation sur un campus de l’U.L.B. serait ni plus ni moins qu’une tentative d’importer sa vision managériale, et orientée profit, au coeur de l’enseignement universitaire. Si l’ULB recourt à un privé, c’est (aussi) parce qu’elle n’a pas les moyens de financer son bâtiment autrement. Mais quel est l’intérêt du côté de McKinsey ? Pourquoi vouloir aider une université à construire son bâtiment en le louant pendant 20 ans ? Pourquoi s’implanter au sein d’un campus universitaire plutôt qu’ailleurs dans la ville de Bruxelles ? Même si certains parlaient de simple contrat locatif, dans la note qu’il avait publiée à l’époque, l’ancien recteur de l’ULB, Yvon Englert, partageait les réponses apportées par la firme aux question de la communauté universitaire. Ce n’était pas qu’une question de bâtiment : la société de conseil souhaitait développer des rapports gagnant-gagnant avec l’environnement universitaire. En “partageant son expérience dans les domaines administratifs et de gestion”, en offrant des stages, des jobs étudiants, un soutien aux doctorants (notamment pour ce qui concerne les recherches en “innovation” ou en “excellence opérationnelle”), en proposant que des consultants de la firme participent à certains cours… Et comme McKinsey est “à la pointe de l’expertise dans presque tous les secteurs”, elle souhaitait partager son savoir avec l’université, et mettre en place des “services communs à la communauté” car la firme se dit aussi engagée socialement. L’ancien recteur de l’ULB précisait dans sa note qu’il s’agissait juste des motivations de McKinsey, mais qu’aucune de celles-ci n’étaient obligatoires. Le seul engagement liant les deux organisations portait sur l’aspect locatif. Mais ça montre bien que la firme n’était pas désintéressée et qu’elle comptait retirer des avantages concrets à se rapprocher de l’enseignement supérieur. Plus tôt dans l’année, Pierre Gurdjian était devenu président du conseil d’administration de l’U.L.B. L’ancien consultant avait justement fait toute sa carrière chez McKinsey, en se spécialisant dans le “leadership” et le conseil aux entreprises en “transformation organisationnelle” . Selon l’article du Soir, l’un des buts de sa nomination était de mettre en oeuvre la réforme de la gouvernance des universités au sein de l’ULB, un modèle de gestion “plus entrepreneurial” .

Finalement, le partenariat “juste immobilier” entre l’ULB et McKinsey ne s’est jamais réalisé. Mais la société a trouvé d’autres façons de s’impliquer dans notre système éducatif.

Mc Kinsey au secours de l’école

En 2017 était publiée une synthèse des travaux relatifs au Pacte pour un enseignement d’excellence. Le Pacte, c’est un *“ensemble de réformes qui concerne tous les aspects de l’enseignement”,* de la maternelle à l’école secondaire. Ses quatre thématiques sont les apprentissages à l’école, le climat et le bien-être, les métiers de l’école et son organisation. Concernant ce dernier point, le Pacte prévoit d’accroître l’autonomisation et la responsabilisation des écoles. Puisqu’on parle d’organisation, comment se sont déroulés les travaux concernant cette réforme cruciale ?

Les choses étaient mal engagées dès le début pour le Pacte, à cause de la participation active… De la société de conseils McKinsey. Le Vif avait fait une grande enquête sur le sujet. Que s’est-il passé ? Dès 2014, le directeur de McKinsey, Etienne Denoël, avait rencontré la ministre de l’enseignement de l’époque, Joëlle Milquet. Il lui avait présenté une note concernant un pacte pour refonder l’école. Joëlle Milquet venait à peine d’être nommée. La déclaration de politique commune du gouvernement n’avait pas encore été adoptée. La version finale fut modifiée pour inclure un paragraphe reprenant le projet de pacte. En clair, on s’inquiète que l’ancienne ministre ait pu projeter d’instaurer le Pacte sur l’influence directe de McKinsey. Des membres du cabinet de la ministre avaient même démissionné car ils n’étaient pas d’accord avec la manière dont se déroulait cette collaboration. Réformer l’enseignement n’est pas une idée qui date de 2014, certes. Mais il ne s’agit pas que de “relations publiques”, de liens d’amitiés … Pour être mené à bien, le Pacte, comme toute réforme, nécessite le travail d’experts. Pour faire un diagnostic de l’état de l’enseignement, la Fédération Wallonie-Bruxelles avait dont lancé un marché public, qui a été remporté par McKinsey. Ce travail de diagnostic vaut plusieurs millions d’euros, mais la Fédération Wallonie-Bruxelles n’avait que 80 000€ à mettre sur la table. Pas grave : le prix proposé par McKinsey était d’à peine 38000€ (hors TVA).

Plusieurs problèmes se posent. Lorsqu’on lance un marché public, c’est le partenaire au prix le moins élevé qui remporte généralement le marché, mais lorsque le prix proposé par un acteur est anormalement bas, il faut se poser des questions, comme l’a signalé la Cour des Comptes. Ce qui s’est passé ici, c’est que pour compenser la différence entre le prix réel des travaux et le prix demandé par McKinsey, la firme a recouru aux dons d’autres entreprises. En gros, elle a pu lever les fonds nécessaires lui permettant de n’être payée que 38000€ par la FWB pour réaliser ces travaux de diagnostic du système scolaire. Dit encore plus simplement, plus vous êtes un acteur important, plus vous avez de relations, plus vous pouvez vous permette d’offrir les prix les plus compétitifs pour remporter un marché public. Ca signifie que les entreprises les plus riches peuvent se permettre de demander les prix les plus faibles, afin d’être sûr d’emporter le contrat et donc d’influencer les politiques publiques !

La suite montre encore mieux à quel point McKinsey voulait participer à la réforme de l’enseignement. Pour la deuxième phase des travaux, la Fédération Wallonie-Bruxelles n’avait tout simplement plus d’argent à dépenser. Alors, McKinsey a de nouveau eu recours à ses mécènes, et a pu conclure une convention à titre gratuit avec la F.W.B. En gros, McKinsey a proposé que ses prestations soient facturées 0 euros. Impossible de concurrencer la gratuité. Grâce à l’enquête du Vif, on apprend aussi comment le travail de McKinsey a été très apprécié du groupe de travail autour du Pacte d’excellence : rapide, efficace, chiffré. Et pas cher. Bien sûr, les travaux autour du Pacte ne se sont pas résumés à la participation altruiste de McKinsey, mais on sait maintenant que cette entreprise privée y a beaucoup contribué. Pourquoi tant de générosité ?

La philanthropie d'entreprise n'existe pas

Les services publics sont mis en place afin de bénéficier à la collectivité. Ils peuvent bien sûr être organisés au mieux pour éviter les dépenses vraiment superflues. Mais dans tous les cas, ils ne sont pas censés être rentables. C'est un investissement que l'Etat fait pour éviter d'autres problèmes qui seraient plus coûteux à long terme, car la pauvreté, le manque d'opportunités, la mauvaise qualité de l'accès à l'éducation ou aux soins de santé sont des facteurs de régression sociale, de criminalité... Faut-il vraiment l'expliquer ?

Les sociétés de conseil comme McKinsey ont elles très bien compris le concept, car elles aiment investir dans la philanthropie. McKinsey l'avait rappelé pour justifier son envie d'être présente à l'ULB. Donner, pour ne rien recevoir en retour, si ce n'est le plaisir d'avoir contribué à un projet engagé socialement ? Pour l'illustrer simplement, intéressons-nous au programme Youth.Start, qui propose un coaching gratuit à des jeunes NEET (ni à l'emploi, ni en formation) pour les aider à retrouver le chemin de l'insertion sociale. Dans sa brochure de 2020 à l'intention des entreprises, le programme détaillait les avantages que les investisseurs pourraient retirer en s'y impliquant. Pour 1000€ par an pendant 3 ans, profitez d'une visibilité accrue sur les réseaux de Youth.Start, (car les clients, les collaborateurs et le grand public "aiment particulièrement voir les entreprises s'engager dans des projets positifs et humains"). Pour 20 à 40 000€ par an, vous bénéficiez d'un "networking exclusif" avec les sponsors de Youth.Start (de quoi réseauter et faire de nouvelles affaires). Pour 50000€ par an, vous faites partie du conseil d'administration et disposez d'une visibilité exclusive dans les campagnes nationales de Youth.Start. Dans le C.A. de Youth.Start figuraient à l'époque Pierre Gurdjian (vous vous rappelez, l'ancien de McKinsey et actuel président de l'ULB) ainsi que F. Vanderberghe, qui y est toujours présent et est senior partner chez McKinsey.

Sans vouloir nier la sincérité et les bonnes intentions des investisseurs à titre individuel, à l'échelle d'une organisation, d'une fondation, donner n'est pas gratuit. C'est un investissement, qui rapporte en image médiatique, en marketing, ça permet également de se positionner sur un secteur. On n'a pas pu s'empêcher de citer Youth.Start car il s'agit d'un des projets dans lesquels McKinsey est "engagé socialement", mais le meilleur exemple reste celui du don de prestation à la Fédération Wallonie-Bruxelles, ou, à coups de relations publiques  et de mécénat, McKinsey a pu faire valoir ses vues sur la réforme de l'enseignement.

Reprenons. Concurrence déloyale. Lobbying. Les entreprises privées qui s’insèrent sournoisement dans les politiques publiques. Ce n’est pas joli et ça questionne le processus démocratique, mais pourquoi pas - en attendant des procédés plus sains - si les méthodes proposées sont bonnes ?

Le Pacte d’excellence prône un management d’excellence

Ce n’est pas normal que l’U.L.B ne puisse pas financer les travaux de son bâtiment toute seule, ou via des subsides publics, c’est encore plus anormal que la Fédération Wallonie-Bruxelles n’ait pas assez d’argent pour financer les travaux autour de la réforme de son propre système scolaire. Pas normal ? Pour certains, si les services publics ne remplissent pas bien leur mission, si l’enseignement en Belgique est inégalitaire, c’est à cause du désinvestissement massif de l’Etat qui génère des problèmes sociaux que doivent ensuite absorber les services publics sous-financés, ce qui crée un cercle vicieux. Mais pour d’autres, il n’y’a en réalité rien d’anormal, c’est juste que les services publics devraient apprendre à faire mieux avec moins.

C’est ce qui a motivé l’émergence du concept de Nouveau Management Public, directement inspiré des pratiques du management d’entreprise. Dans son enquête sur “les nouveaux cadres du travail”, l’autrice Marie-Anne Dujarier nous en dit plus sur cette managerisation des services publics et privés (et même des individus). Comment savoir si une organisation fait bien son boulot ? D’abord, on lui assigne des objectifs, qu’on mesurera sur base d’indicateurs chiffrés. Pour s’assurer que ces indicateurs sont atteignables, on compare toutes les organisations de même type, on évalue leur performance, et on classe (ranking). Pour objectiver le classement, l’évaluation sera standardisée, donc la même pour tout le monde (les enquêtes PISA par exemple jouent ce rôle pour l’enseignement dans les pays membres de l’OCDE).
Bref, Objectifs, évaluation, classement, standardisation. Au nom de “l’autonomie”, de la “responsabilisation” et de “l’excellence”. La mise en place de tels dispositifs est confiée à des cadres, souvent étrangers à l’organisation et envoyés par des sociétés de conseil, dont les dispositifs sont présentés comme “scientifiques”, applicables à tout type d’activités, avec un résultat positif en termes de productivité : faire plus, avec moins (d’argent, de matériel, de personnel…). Notre amie McKinsey adhère bien sûr à ces principes de gouvernance, elle fait même partie de celles qui les ont théorisées. Cela date au moins des années 80, lorsque deux auteurs alors consultants au sein de la firme avaient publié “Le prix de l’excellence, best-seller consacré aux bonnes pratiques manageriales.

Dans le Pacte d’excellence, on prône une responsabilité accrue du personnel des écoles, avec un contrat d’objectifs, et un accompagnement pour les établissements “présentant des écarts significatifs de performance”, c’est-à-dire qui n’auront pas répondu de façon suffisante aux objectifs mesurés par les indicateurs fournis par la FWB. La bonne contribution de chaque école aux objectifs du pacte sera observée par un “délégué au contrat d’objectifs”. En cas de mauvaise volonté manifeste, des sanctions pourront être prises en termes de réduction des moyens alloués au fonctionnement de l’école indisciplinée.  La FWB l’assure, il s’agit simplement d’agir contre les établissements vraiment récalcitrants, uniquement en dernier recours. Les “délégués au contrat d’objectifs” seront incités à la “bienveillance”, leur rôle est d’accompagner les écoles, car sanctionner une entité ou un individu qui n’atteint pas les résultats attendus ne fait partie de la philosophie du pacte d’excellence. La Fédération Wallonie-Bruxelles fait bien de le préciser, parce que cette histoire d’évaluation, d’indicateurs, de responsabilisation, d’objectifs, vous l’aurez compris, fait beaucoup trop penser aux pratiques manageriales classiques, que l’on dénonce de plus en plus pour leurs effets délétères. Dans beaucoup de grandes entreprises, en effet, on fixe des objectifs, de rentabilité en l’occurrence. Il faut toujours moins dépenser, pour toujours plus de bénéfices (pour les actionnaires). Le moyen le plus sûr d'y arriver est de réduire la masse salariale, donc de réduire le personnel. Pour ne pas faire de plan social (licenciement de masse), qui a toujours mauvaise presse et entraîne une importante mobilisation, on licencie petit à petit, individuellement. Pour ce faire, on fait un classement des membres de l'équipe. Les employé.e.s les plus mal classés seront invités par leur manager à suivre un plan d'accompagnement personnalisé, au cours duquel on leur fixera un objectif d'amélioration, difficilement atteignable. La non-atteinte de cet objectif entraînera le licenciement. La pratique du classement fait l’objet de procès, elle n’est pas officielle mais existe bel et bien.

Beaucoup l’ont dénoncé, la logique du Pacte d’Excellence fait fortement penser à la politique manageriale à la Mc Kinsey, qui n’est pas des plus rassurantes. Les mêmes causes pour les mêmes effets ? Agissons en bon manager, en comparant des situations comparables. Que donne le mantra objectifs-évaluation-comparaison-autonomie-contrôle et compagnie, lorsqu’on l’applique à un service public ?